Les banquistes

Ce beau matin là, une brume gris-bleu étire ses écharpes légères sur la campagne et le soleil point à l'horizon, enveloppant d'une lumière dorée les houppiers jaune pâle des peupliers qui bordent une rivière mi-asséchée.

Une roulotte traînée par deux chevaux balzans efflanqués bringuebale sur la route cahoteuse qui mène au lieudit (lieu-dit) «les Trois-Nerpruns» perché sur la colline. Comme les chevaux renâclent dans cette montée en zigzag, deux des occupants descendent de la roulotte pour la pousser, deux autres viennent leur prêter main-forte mais sans résultat. Alors, sans plus de façons, ils s'installent dans un pré en deçà de la rivière où croissent par-ci par-là des mille-feuilles, des bryones, des belladones, des brizes, des lysimaques balancées par la brise. Les bostryches incarnats sont légion et cohorte sur les troncs d'arbres.

Puis ils libèrent la chèvre - une chèvre étique, exsangue, au poil rare mais frisottant - souffrant de borréliose, atteinte de bougeotte, grimpant deçà delà, et qui halète sans arrêt. Son perpétuel béguètement est-il dû à la présence d'une multitude de brachycères bourdonnants qui volettent et s'abattent sur elle comme le choléra sur certains pays du tiers-monde ? Si encore c'étaient des tsé-tsé, elle s'endormirait.

Ces banquistes, beatniks de surcroît, bandana coloré au brésillet leur ceignant la tête, n'ont pas un billon par-devers eux et supputent le nombre d'euros qui tomberont dans leur escarcelle lors de la représentation qu'ils vont tenter de donner à la «Peupleraie». En effet, bien que n'étant pas de redoutables va-t-en-guerre, ils sont parfois obligés de plier bagage : les autorités, pas toujours bon prince, représentées par le garde champêtre, les somment de déguerpir. Ils avaient pourtant cru abolis de tels comportements.

Pour l'heure, nos babas cool déjeunent de café lyophilisé, de biscotins à demi émiettés, procèdent à leur toilette dans la rivière ainsi qu'au lavage du linge : seuls les accrocs sont propres.

Dans le fond de leurs sacs ils sélectionnent les électuaires appropriés, les vulnéraires parfumés qui atténueront leurs douleurs musculaires. L'un avale à titre préventif des thériaques amères.

Ensuite, répétition : le plus âgé, accompagné du bassoniste et du joueur de bouzouki enjôleurs et cajoleurs à souhait, récite avec bonhomie des bouts-rimés qui ne sont écrits ni en runes, ni en boustrophédon. Ils exécutent leurs numéros de pitre, d'acrobate, de cracheur de feu, et la chèvre circule, conduite par le ventriloque, avec sa sébile en fer-blanc.

Ce soir, si le boni se révèle maigre, seule une salade de barbe-de-capucin cueillie dans la campagne leur râpera le palais. Liberté ou misère ?

 

Madeleine ROBIN
14 septembre 1996