Une revanche qu'on n'attendait pas

Le bon pape Boniface, qui vivait il y a belle lurette en Avignon, affichait deux passions, au reste fort licites : sa vigne et sa mule béguë. Ladite vigne, qu'il avait plantée dans le Comtat venaissin, restait très productive bien que souvent empêtrée dans les cépées des myrtes touffus et les cymes des euphorbes. Tous les dimanches, dès vêpres dites, le pape s'y rendait en compagnie de sa mule bien-aimée et de quatre clercs point cardinaux. Après avoir dégusté force vins du cru, la troupe égayée s'égaillait, puis descendait en rang d'oignons jusqu'au célèbre pont, où la mule prenait l'amble et où le pontife esquissait un pas de pyrrhique en agitant sa barrette, au grand dam des cagotes aux longues dents. Mais le pape raffolait encore plus de sa mule noir d'ébène, animal un peu jarreté, sans conteste de très haut parage, puisque issu d'une accorte mère asinienne et, par agnation, d'un ascendant primé d'Epsom. Chaque soir, Boniface lui portait un bol de vin sucré à l'aspartam et dégageant des effluves nonpareils de coriandre parfumée, d'aneth chevelu, de rhizomes de curcuma et de zérumbet et d'autres aromates bien choisis. Hélas, en ce temps béni là, un fieffé galapiat nommé Tistet fayotait sans vergogne, avec dessein pervers, auprès du pape trop naïf, apportant ostensiblement en moult occasions à la mule affriolée des javelles de sainfoin, sa papilionacée de prédilection. Or, ce malfaisant loubar n'inventa-t-il pas un jour de faire escalader en catimini à l'animal l'escalier en colimaçon du clocheton de la maîtrise ? Voilà donc notre périssodactyle, halé par l'odieuse gouape, qui gravit à l'aveuglette une kyrielle de marches épaufrées en trébuchant à chaque pas dans la quasi-obscurité.

Après que son martyre eut pris fin et que la bête en transe arrivée au sommet eut vu à des années-lumière une ville lilliputienne et les badauds avignonnais semblables à des termites affairés, elle émit un braiment résonnant si fort tous azimuts qu'il suffit pour que le pape ébouriffé accoure sur son balcon en charentaises. "Par saint Bénezet, que fait donc là muchée ma ouf à donf de mule ? " chevrotait le Saint-Père, ébahi lui-même de la lexie saugrenue et de sa subite glossolalie, tandis que Tistet, redescendu en cinq sec, versait à ses côtés des larmes de crocodile.

Et la pauvre mule abandonnée soliloquait : "Passe encore de le monter, mais comment descendre cet escalier spiral quand ont est ongulée et sujette depuis toujours à d'angoissants vertiges. Ah, que ne volé-je ? " Finalement, il ne fallut rien moins qu'hélitreuiller le quadrupède exhaussé malgré lui, qui affûta toute la nuit ses sabots sur le mur crépi de son écurie afin de se venger au plus vite de cette irrémissible dérogeance. Seulement, le lendemain dès potron-jacquet, Tistet avait filé dare-dare pour soi-disant aller remplir à la cour de Naples une mission honorifique urgente à lui attribuée par le pape et la rote.

Cependant, sept ans plus tard - mais oui - on vit Tistet revenir fissa à Avignon pour postuler au poste très envié de grand moutardier, son tenant en étant brusquement décédé. Comme à l'accoutumée, Tistet plaida sa cause avec mille et une tartuferies auprès de Boniface et le pape en vrai pante tomba derechef dans les rets du flatteur, qu'il nomma incontinent en usant de réels et patents passe-droits.

Pour sa munificente ordination devant tout le clergé en grand arroi, Tistet apparut éblouissant, vêtu de riche brocart, une plume d'ibis camarguais fichée dans le chaperon coiffant ses cheveux châtain clair. Alors, quand il vint au passage flatter l'encolure de la mule, l'animal lui décocha un tel coup de pied que, du détestable voyou volatilisé, où qu'on fouillât dans la région Paca, on ne retrouva plus qu'un peu de fumée blonde et quelques barbes effilochées de plume d'ibis. Prodige que plus d'un commente aujourd'hui encore tout à loisir.

 

Elyane Baltus
Championne de Belgique 2001